Jean-Pierre BROWN
En compagnie de Dan Lailler
Un Malouin de cœur
"Je me souviens… C’était durant l’automne 1992… J’avais appris à ma grande joie que ma candidature au poste de conservateur des Bibliothèques de Saint-Malo avait été retenue. J’allais enfin pouvoir quitter la région parisienne et vivre en Bretagne et qui plus est, dans une ville que je connaissais un peu, non seulement pour y avoir passé mon voyage de noces mais aussi pour son histoire, dont j’avais encore tout à apprendre, quoique, natif de Dunkerque, la cité du grand corsaire Jean Bart, je savais les rapports qu’avaient jadis tissés les deux ports, au temps de la guerre de course dont le héros dunkerquois avait été l’une des plus grandes figures avec, ici, René Duguay-Trouin.
Seulement voilà, à Saint-Malo, je ne connaissais personne, ce qui s’appelle personne… Je trouvais dans un dictionnaire des Bretons contemporains, le nom de Monsieur Dan Lailler et son titre : « Conservateur Honoraire des Musées de Saint-Malo », ainsi qu’une courte biographie qui en disait long néanmoins…
Je décidais de lui écrire pour, avant de prendre mon poste, connaître un peu mieux cette ville où j’avais voulu vivre à présent. La réponse me parvint dans les quarante-huit heures. De son écriture fine et serrée, si caractéristique, presque de la calligraphie, Monsieur Dan Lailler m’invitait à le rencontrer dès mon arrivée. Sa lettre témoignait de cette passion qu’il a éprouvée toute sa vie durant pour Saint-Malo et pour laquelle, je l’appris plus tard, il avait tant donné…
Janvier 1993. Je demeurais seul dans un petit studio, intra-muros. Je ne me lassais pas de déambuler dans les rues et ruelles le soir et, au matin, d’aller contempler la mer, avant de me rendre au travail… Bientôt, Monsieur Lailler m’invitait chez lui, un soir, pour une première prise de contact. Je m’y rendais à pied. Il habitait alors impasse Ville Menée, non loin de la « quatre voies » qui mène au barrage de la Rance et à Dinard.
J’étais très intimidé : j’avais eu le temps de me rendre compte du travail inouï qu’il avait accompli ici, pendant près de quarante ans…
Expositions multiples dont tous ceux qui les ont vues m’ont dit qu’elles étaient sublimes. Il y avait traité toute l’histoire de Saint-Malo : les grands hommes de la ville, Duguay-Trouin, Surcouf, Lamennais, Chateaubriand, Mahé de La Bourdonnais, Cartier, Charcot … D’autres thèmes avaient été abordés : la grande pêche à Terre-Neuve, les explorations menées par les navigateurs malouins dans le monde entier, l’histoire de l’île Maurice, bien d’autres sujets encore…
Sa présence était effective dans la ville : les enseignes multiples qu’il avait réalisées et de multiples objets dessinés ou peints avec talent. Je pus, par la suite, admirer ses marines et ses portraits, ses aquarelles et ses dessins. Sûr qu’il aurait pu être nommé peintre officiel de la Marine, mais, je ne sais pour quelle obscure raison, cela ne s’est pas fait… Je trouvais sa trace un peu partout : un moulin du Naye reproduit sur les cartes donnant droit à un café, dans l’ancien restaurant administratif. Un autocollant qui faisait la promotion d’abris à oiseaux, à accrocher dans un arbre de son jardin, abri de bois que je devais acheter un peu plus tard pour mon fils. Des affiches en quantité pour diverses manifestations culturelles ou maritimes. Tant d’autres choses que certains qualifieraient de « gadgets » mais qui pour moi, étaient des preuves supplémentaires, s’il en fallait, de cet attachement à « sa » ville, à l’amour qu’il lui portait : amour, non le mot n’est pas trop fort…
Il avait été surtout le maître d’œuvre de la résurrection des musées de la ville : histoire de Saint-Malo, de la grande pêche, des explorateurs, corsaires et hommes célèbres de la ville. Il devait par la suite créer le musée des Cap-Horniers, dans la tour Solidor. Je savais qu’il avait préparé le terrain pour la restructuration des archives municipales. Quant à la bibliothèque, je trouvais chaque jour, à l’Hôtel Désilles, la trace de son travail. Après la guerre, avec les indemnités allouées par l’Etat, au titre des dommages de guerre, il avait reconstitué les fonds anciens et contemporains, accordant une place importante dans ses choix, aux livres traitant de la « matière malouine » et notamment, au fonds « marine ».
Il est connu de tous que Guy La Chambre, député maire de Saint-Malo, fut le principal artisan de la reconstruction de Saint-Malo intra-muros. On peut dire aujourd’hui, avec le recul, que Dan Lailler fut, à partir des années cinquante, le « reconstructeur culturel » de la ville. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il fut recruté et prit ses fonctions en 1950, en qualité de conservateur des musées de Saint-Malo.
Né le 1er août 1919, à Nantes, il révéla très vite des dons pour le dessin et entra à l’Ecole des Beaux-Arts de Nantes puis à l’Ecole du Louvre. Puis il rencontra George Henri Rivière, Directeur du Musée des Arts et Traditions Populaires, qui lui demanda de participer à un chantier de reconnaissance des objets domestiques, mobilier rural, vêtements, etc., dans l’ouest de la France: c’était les débuts de l’ethnographie française. Dan Lailler va ainsi parcourir la Loire-Atlantique d’abord puis le Morbihan, le Calvados, le Finistère. Il dessine donc abondamment ce qui lui permet, de plus, d’échapper au Service du Travail Obligatoire. Après la guerre, on lui demanda s’il serait prêt à reconstruire un musée dans une ville éprouvée par le conflit. C’est ainsi qu’il arriva à Saint-Malo en 1950 : la cité intra-muros est alors en reconstruction. Il devient le bras droit culturel du maire Guy La Chambre. Il commence son travail d’élaboration des musées, il est également nommé directeur de la bibliothèque et va s’attacher à tout reconstruire, patiemment, passionnément, jusqu’à sa retraite en 1986.
Durant les huit années où je l’ai connu, je l’ai rencontré fréquemment et, peu à peu, une amitié naissait… Il était toujours très heureux de me voir, parlait inlassablement de « sa » ville, en parlait avec émotion et passion mais aussi, avec énormément d’érudition. J’écoutais, posais peu de questions, les oreilles grandes ouvertes…J’enregistrais mentalement tout ce qu’il me disait. Et, quand je me lançais dans l’aventure de l’exposition retraçant le premier voyage des Malouins au Yémen pour le commerce du café, il me prodiguait de nombreux conseils, presque tout aussi enthousiaste que moi pour l’exhumation de cette page d’histoire malouine trop peu connue. Il alla même jusqu’à créer des portraits imaginaires des marins de cette expédition et les blasons des autorités de la ville, en cette période de la fin du règne de Louis XIV. Je lui donnais régulièrement des nouvelles de mon travail et lorsque je pus me rendre au Yémen, je lui envoyais un carte postale du port d’Aden et à mon retour, lui offrais une djambia, ce long poignard recourbé porté par les hommes de la péninsule arabique, avec sa ceinture. Il la mit immédiatement et avait l’air vraiment impressionnant, ne lui manquait plus que le turban !
J’appris qu’il était hospitalisé, vers le 15 août 2001. Je me rendis à l’hôpital et lui serrai fort la main mais je ne sais s’il me reconnut…
Mon dernier souvenir, très émouvant, de Dan Lailler, ce fut lorsqu’au printemps de cette même année il lui fut demandé d’évoquer, après un film documentaire sur l’arctique, la vie et l’œuvre de Jean-Baptiste Charcot, dans le cadre du festival « Etonnants Voyageurs ». Bien que déjà très affaibli, Monsieur Dan Lailler monta sur la scène et, sans aucune note, nous traça de mémoire le parcours de cet extraordinaire explorateur des pôles. Tout y était, dates et lieux, expéditions et découvertes. J’étais, pour ma part, extrêmement ému mais aussi émerveillé par tant de savoir et de passion, l’esprit vif et toujours intact, malgré la maladie. Il me semblait qu’il avait personnellement connu Charcot, qu’il avait dû être son ami pour le connaître aussi bien…
Monsieur Dan Lailler était un homme entier, avec des amitiés qui ne se démentaient pas, des inimitiés féroces aussi : il ne supportait pas la bêtise et maniait l’humour avec beaucoup de virtuosité, ce qui m’a bien souvent fait rire car, s’il n’était jamais méchant, je pensais néanmoins, devant certains portraits qu’il me faisait de ses quelques bêtes noires, qu’il était bon que ceux-ci ne l’entendent pas, ils seraient rentrés dans un trou de souris, leur juste place sans doute…
Dan Lailler nous a quittés, je ne suis pas le seul à le regretter énormément et à ne pas pouvoir l’oublier…
Moi qui n’ai jamais osé le tutoyer, je peux le faire aujourd’hui : tu me manques, Dan ! Vous nous manquez beaucoup, « Monsieur » Dan Lailler !